Apartheid, anthropology and Johnny Clegg

Voici un texte de Chris Webb, je le remercie de m'y avoir associé...

En laissant de côté tout le baratin marketing français à propos du « Zoulou blanc », Johnny Clegg, lui, était un vrai.

Johnny Clegg, le musicien sud-africain surtout connu pour son groupe Juluka, est mort chez lui à Johannesburg le 16 juillet. La plupart des gens connaissent Clegg grâce à son album Scatterlings (1982), qu’on trouve encore dans la section « musiques du monde » des disquaires d’occasion, ou pour sa chanson anti-apartheid de 1986 Asimbonanga, un hommage à Mandela et aux héros de la lutte tombés au combat. Clegg était aussi anthropologue de formation, et il a utilisé son savoir pour développer un son hybride unique qui remettait en cause la manipulation politique de la culture par l’État d’apartheid.

Ayant grandi dans la classe moyenne blanche d’Afrique du Sud à la fin des années 1990, la musique de Clegg a accompagné mon enfance et capturait une grande partie de l’optimisme de cette époque. Comme il était l’un des rares musiciens blancs à chanter dans une langue africaine, sa musique a été naturellement associée à l’« arc-en-cielisme » de cette période. Ses chansons célèbrent certes un humanisme non racial, mais elles révèlent aussi les violences coloniales enfouies sous les collines verdoyantes et les plaines ouvertes.

Dans la chanson Mdantsane (Mud Coloured Dusty), par exemple, on lui demande :

Pourquoi ne chantes-tu pas la lune africaine ?
Pourquoi ne chantes-tu pas les feuilles et les rêves ?
Pourquoi ne chantes-tu pas la pluie et les oiseaux ?

Et il répond dans le couplet suivant : parce que, sur la route menant au township de Mdantsane, il a vu du « sang couleur de boue et de poussière / des pieds nus sur un bus en flammes / des dents cassées et des crosses de fusil ».
Mdantsane est un township du Cap-Oriental, près d’East London, créé au début des années 1960 par le Group Areas Actpour reloger les habitants noirs expulsés des quartiers urbains. Enfant, je parcourais souvent cette même route, généralement pour aller à la plage avec ma famille. Aveuglé par la myopie et le provincialisme culturel de l’Afrique du Sud blanche, il m’a fallu des années pour comprendre la violence inscrite dans ces paysages. En un sens, c’était là le but de la musique de Clegg : ne pas simplement célébrer la beauté naturelle de l’Afrique du Sud, mais la replacer dans les histoires de guerre, de migration et d’espoir d’un avenir meilleur.

L’Apartheid et la Censure

Les chansons de Juluka n’étaient pas ouvertement politiques. Autrement dit, même si elles abordaient des thèmes comme l’histoire coloniale, la répression des travailleurs et les figures de la lutte, elles n’étaient pas des chants de protestation traditionnels. Certaines chansons (comme Asimbonanga) furent certes interdites pour des raisons politiques, mais la véritable menace que représentaient Clegg et Juluka pour l’apartheid résidait dans l’association libre et ouverte d’artistes noirs et blancs. Le mélange de langues et de cultures sapait la tentative du régime d’imposer un ordre social manichéen.

L’apartheid n’était pas seulement un système de ségrégation raciale, mais aussi une forme de balkanisation culturelle forcée. Les différents groupes ethniques et linguistiques étaient considérés comme des entités distinctes et immuables, et la culture africaine, en particulier, était perçue comme un vestige d’un passé ancien qu’il fallait protéger de la modernité occidentale. Cela a conduit à la création de patries ethniques distinctes, avec des médias séparés pour chaque groupe.

À partir du début des années 1960, l’État s’est intéressé de près au contrôle des publications et de la musique. La musique était contrôlée par la propriété gouvernementale des ondes et un bureau de censure officiel. Le Bantu Programme Control Board fut créé pour superviser les programmes radiophoniques destinés aux Sud-Africains noirs sur la SABC (South African Broadcasting Corporation), la radio publique. La SABC était divisée en plusieurs stations correspondant à chaque groupe linguistique, et la politique officielle interdisait le mélange des langues.

C’est pour cette raison que la première chanson de Juluka censurée par l’État d’apartheid fut une chanson pop célébrant l’amour à la fin de la semaine de travail. En 1976, Juluka sort son premier album Ubuhle Bemvelo, qui contenait le titre Woza Friday. La chanson mêlait des paroles en anglais et en zoulou : « Woza, woza, Friday my darling ; Woza, woza Friday my sweetie. »
Le directeur blanc de la radio zouloue expliqua au groupe qu’ils auraient dû choisir soit le tout-zoulou, soit le tout-anglais : mélanger les deux langues était, selon lui, une insulte au peuple zoulou. Ce commentaire révèle la manipulation cynique de la culture à des fins politiques, et la manière dont la censure était justifiée au nom de la « pureté » de la culture africaine. Dans un autre exemple, le conseil municipal de Pietersburg (aujourd’hui Polokwane, dans la province du Limpopo) interdit à Juluka de jouer dans la ville, au motif que le groupe « corrompait » la culture occidentale en la mêlant à la culture africaine.

Comme le souligne Clegg dans un chapitre de livre qu’il a coécrit sur Juluka et la censure, cette position ignorait le fait que la version de l’isiZulu parlée par la majorité des gens n’avait déjà plus grand-chose à voir avec un zoulou « pur » exempt d’influences occidentales. Dans les années 1970, le zoulou urbain était déjà un patois, comme beaucoup de langues sud-africaines. Considérer les langues africaines comme figées et représentatives d’un passé romantisé, c’est ignorer leur vitalité et leur évolution.

Outre le contrôle des ondes, la censure prenait une forme plus directe : le harcèlement policier. Dans les années 1970 et 1980, les artistes blancs devaient obtenir un permis pour se produire dans les townships. Beaucoup, dont Juluka, refusaient de le faire par principe, ce qui donnait à la police un prétexte pour interrompre leurs concerts. Lors d’un spectacle de Juluka à Duduza, près de Johannesburg, trois policiers en civil montèrent sur scène, fusils à pompe à la main, saisirent le micro et déclarèrent la représentation terminée.
On a également découvert que Clegg et Juluka faisaient l’objet d’une surveillance policière. Paul Erasmus, un officier de la branche de sécurité, a révélé au chercheur Michael Drewett que la police avait un dossier personnel sur Clegg. Il est probable que cette surveillance s’intensifia au milieu des années 1980, lorsque Clegg prit une place importante au sein de la South African Musicians Association, qui contribua à faire respecter le boycott culturel de l’Afrique du Sud.

Même si Clegg et Juluka n’étaient pas explicitement politiques comme d’autres artistes anti-apartheid — ils ne participaient pas à des levées de fonds pour l’ANC et ne s’alignaient sur aucun mouvement politique —, ils menaçaient profondément l’hégémonie culturelle de l’État d’apartheid. En hybridant les musiques africaines et occidentales, ils remettaient publiquement en cause l’idéologie de la séparation raciale et culturelle. Ils offraient aussi aux Sud-Africains une vision d’un avenir post-apartheid où l’amitié, la culture et les opportunités ne seraient plus définies par la race ou l’ethnicité.

L’Anthropologue

Clegg était anthropologue bien avant d’entrer à l’université du Witwatersrand (Wits) à Johannesburg, où il obtint une licence et travailla avec l’anthropologue et militant David Webster (plus tard assassiné par un escadron de la mort de l’apartheid). À 14 ans, il visitait déjà les foyers de travailleurs migrants à Johannesburg, où il apprit à jouer de la guitare dans le style zoulou maskanda. Il fréquenta les shebeens (bars clandestins) et les townships, observant les danses zouloues et écoutant les chansons sur le foyer, le voyage et le travail — des thèmes omniprésents dans sa musique. Grâce à son amitié avec Sipho Mchunu, membre de Juluka, il acquit une connaissance profonde de la langue et de la musique zouloues.

Mais l’anthropologie de Clegg ne se limitait pas à l’observation : il utilisa ces expériences pour créer un art hybride remettant en cause les essentialismes culturels et raciaux. Dans une interview publiée dans Anthropology Southern Africa, il exprimait son malaise face aux catégories étroites de race et de culture :

« La culture est une manière de coder la réalité. Ces codes changent constamment, à mesure que chaque génération apporte sa propre façon de coder. »

Le rôle de l’anthropologue, disait-il, est de décoder ce monde social, de comprendre les systèmes et pratiques qui tracent des frontières autour des identités. Ce faisant, nous « favorisons la communication, la compréhension et la célébration des efforts de chacun… Nous en tirons une profonde compréhension de ce que signifie être humain. »

Le parcours personnel et musical de Clegg fut une quête d’une culture universelle humaniste, refusant les frontières étroites de l’essentialisme racial et culturel. Il tenta de faire de l’anthropologie une pratique performative, qui ne se contente pas de décoder et d’interpréter, mais communique les espoirs et les luttes partagés.

« L’anthropologie nous dit qu’avant toute culture, il existe la culture humaine, » disait-il.
« Il existe différentes expressions du même besoin humain. Nous participons tous au même projet. »


À propos de l’auteur

Chris Webb enseigne la géographie humaine à l’Université Carleton, à Ottawa. Il est chercheur postdoctoral au département d’anthropologie de la London School of Economics.

La version originale : c'est ici !

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