Soigneur un jour ...
Lévé aux aurores, les paupières encore lourdes mais le cœur léger, je m’offre un petit déjeuner de ministre — bon, d’un tout petit ministère, mais avec de grandes ambitions tout de même ! Tartines croustillantes, café fumant, jus d’orange fraîchement pressé : de quoi me donner le courage nécessaire pour affronter cette journée pas comme les autres. Rasage de près, tenue impeccable, sourire prêt à toute épreuve… je lui dois bien ça, et me voici devant la porte !
Je ne suis pas seul. Cinq autres visages, mi-pressés, mi-intimidés, attendent eux aussi l’ouverture du fameux passage vers les coulisses du Zooparc de Beauval. L’excitation est palpable, mais personne n’ose vraiment parler. Nous échangeons des regards hésitants, complices malgré nous, prisonniers d’un silence respectueux — comme si rompre cette attente sacrée allait troubler un rituel. Aucun de nous n’a reçu de petit pochon garni du goûter de dix heures. Dommage. Il faudra tenir jusqu’à l’ouverture de la porte.
Huit heures trente. Le cliquetis de la serrure résonne… le rideau se lève.
L’attente a été longue, non celle devant la porte, mais celle de ce fameux 6 mars, date gravée dans mon calendrier depuis que j’ai découvert, au pied du sapin de Noël, une enveloppe promettant cette expérience unique. Un cadeau inestimable pour un grand enfant aux yeux bleus, encore émerveillé par la nature, mais désormais dans ce qu’on appelle… la force de l’âge. Disons ça comme ça, par élégance !
La fauconnerie – le ballet du ciel
Première étape : la fauconnerie.
Jean nous confie à Nicolas, soigneur et fauconnier passionné, dont la voix calme contraste avec la puissance silencieuse des rapaces qui planent autour de nous. Nous apprenons comment tendre le bras, comment offrir la viande, comment ne pas sursauter quand les serres se posent sur le gant épais.
Le geste doit être précis, le regard confiant. Le faucon, majestueux, nous jauge, puis fond sur nous dans un silence absolu. Un instant suspendu. Le frisson qui parcourt l’échine vaut toutes les leçons du monde.
Nicolas nous parle de son métier, de la patience qu’il exige, du respect mutuel entre l’homme et l’oiseau. Nous comprenons que soigner, c’est avant tout observer, écouter, comprendre. Le travail du soigneur ne se limite pas aux moments de gloire, aux naissances ou aux repas : il se niche dans les gestes modestes — nettoyer, préparer, entretenir, recommencer. C’est là que réside la vraie dévotion.
Rhinocéros asiatiques – la tendresse sous l’armure
Changement de décor : direction les rhinocéros asiatiques.
Ces colosses d’une autre époque n’ont qu’une corne, formée d’un amas de kératine, comme nos cheveux ou nos ongles. Ironie cruelle : c’est cette matière banale qui attise la convoitise des braconniers. Si seulement ils savaient qu’ils pourraient revendre leurs propres cheveux avec les mêmes vertus imaginaires !
Nous faisons la connaissance de Sananda, né le 16 janvier 2018, et de sa mère. Ils nous observent d’un œil paisible tandis que nous préparons leur litière et distribuons des brassées de luzerne. Le petit s’approche, curieux, sa peau plissée semblant faite de cuir sculpté. Sous cette carapace, une douceur inattendue : le contact d’un rhinocéros, c’est un peu comme toucher la terre vivante.
Ratons-laveurs et manchots – le festin des gourmands
Nous poursuivons notre parcours auprès des ratons-laveurs, ces petits bandits masqués qui, malgré leur air malicieux, se montrent plutôt timides. En hiver, ils hibernent paresseusement, mais aujourd’hui le soleil les a tirés de leur torpeur. Nous préparons leur repas — fruits, croquettes et curiosité. Leur agilité nous arrache des rires : ils fouillent, tripotent, goûtent, trient. Des gastronomes exigeants !
Vient ensuite l’heure des manchots de Humboldt.
À peine avons-nous franchi la barrière qu’ils nous repèrent : un attroupement bruyant, en habits de soirée, se précipite vers nous. Les seaux remplis de poissons les rendent fous de joie. Pas question de traîner : ces petits gloutons ne connaissent pas la patience ! L’un d’eux me bouscule presque. Entre deux éclaboussures, je réalise que ces animaux, si maladroits sur la terre, deviennent d’une grâce absolue dès qu’ils plongent. Le contraste est fascinant.
L’île des lémuriens – un pont vers un autre monde
Dernière étape : l’île des lémuriens.
Pour y accéder, nous traversons un pont suspendu au-dessus de l’eau, presque un passage secret vers une autre dimension. Harrison Ford pourrait surgir d’un buisson, que cela ne m’étonnerait guère !
Les maki-cattas, reconnaissables à leurs longues queues annelées, nous accueillent avec curiosité. Ils raffolent de patate douce et de betterave — leur petit festin du jour. Nicolas nous montre un enrichissement : une boîte à ouvrir pour obtenir une partie du repas. Ce jeu stimule leur intelligence et prévient l’ennui. L’observer résoudre le casse-tête, avec ses petites mains agiles et ses yeux dorés pleins de malice, est un moment d’une grâce rare.
Leçon de liberté
La matinée touche à sa fin. Nous retrouvons notre liberté, celle qui manque tant à ces animaux captifs, mais protégés. La contradiction n’est qu’apparente. Car ici, les soigneurs œuvrent à préserver, comprendre, transmettre. Grâce à eux, certaines espèces trouvent une seconde chance, loin des braconniers et des promoteurs sans scrupules. Je me dis qu’il vaut parfois mieux vivre sous un regard bienveillant que mourir sous les balles de l’ignorance. Et je m’interroge : ceux qui détruisent le monde animal se respectent-ils vraiment eux-mêmes ?
Cette matinée, trop brève mais intensément vécue, restera gravée comme un moment de grâce, de simplicité et d’émerveillement. Je respire profondément. Une dernière étape m’attend. Je me redresse, réajuste ma chemise et souris : je pars saluer Yuan Meng.
C’est pour lui, après tout, que je me suis rasé ce matin.






